Complainte du progrès

À PROPOS
DES CHANSONS
DE BORIS VIAN

par Noël Arnaud

J'suis snob


Près de 500 chansons de Boris Vian répertoriées, c'est un monde ! et l'on ne jurerait pas que tous les continents en sont explorés. Au premier inventaire, quand on en dénombrait 400 (et ce chiffre fut longtemps tenu pour définitif), chacun se disait : comment est-ce possible ? où prenait-il le temps d'écrire tout ça ? alors qu'il s'occupait de mille choses, écrivait (et ne parlons pas des romans) des scénarios de films, des opéras, des comédies musicales, des sketches, ajoutait à l’Équarrissage pour Tous, le Goûter des Généraux et les Bâtisseurs d'Empire et — depuis peu révélés — Tête de Méduse, Série Blême et le Chasseur Français, chroniquait du jazz, traduisait quantité de livres, nouvelles ou œuvres dramatiques, et qu'il lui fallait — de surcroît — gagner sa vie en dirigeant, à longueur de journée, les services artistiques d'une maison de disques à la production abondante et au « planning » impératif ?

Les moins bienveillants répondaient : Bah ! la chanson c'est facile. Non, la chanson ce n'est pas facile. Au clair de la Lune ou le Temps des Cerises, essayez donc, vous verrez qu'on ne bâtit pas ces œuvres-là au petit bonheur la chance, ou plutôt qu'il en faut beaucoup, de chance (si vous craignez les mots grâce ou inspiration, ou le mot génie), et beaucoup de savoir, de métier pour rendre immortelles ces petites pièces qui naissent si fragiles et que le vent emporte car, par un surprenant paradoxe, on les livre, on les voue à l'élément le plus fugace et destructeur. On croirait qu'il en va de certaines chansons comme de ces statues de bois des sources de la Seine, immergées depuis des millénaires, et que l'eau — à qui elles rendaient un culte, loin de les corrompre, a miraculeusement préservées. Ou bien, puisque nous sommes dans l'eau et que la chanson se veut un art naturel, spontané (s'en donne les apparences), songeons à ces galets que les marées déposent sur les grèves par milliers et millions ; il en est un, parfois, qui impose une image, une forme « parlante », et celui-là nous le ramassons, celui-là seul comme si tous les autres n'étaient que les pièces ratées, les rebuts ou les scories de la grande usine à fabriquer les merveilles.

On connaît aussi des gens, eux très sympathiques à Boris Vian, admirateurs de ses romans et de son théâtre, qui s'étonnent : pourquoi donner tant d'importance aux chansons, c'est tout de même mineur dans son œuvre. D'abord, Boris Vian s'est prononcé là-dessus, et son opinion, tout compte fait, vaut bien celle des autres : la Chanson n'a rien d'un genre mineur. Et puis, sans être indiscret, je sais par Ursula Vian qu'un universitaire bien intentionné, préparant une thèse sur Boris Vian, est venu lui exposer un jour que les Vies Parallèles de Boris Vian ce n'était pas inintéressant certes, mais que le chapitre des Chansons et celui du Directeur artistique y prenaient une place excessive ; on aurait pu même, estimait-il, passer ces activités-là sous silence. Ursula lui rétorqua : « Peut-être n'est-ce pas important à vos yeux et pour l'idée que vous vous faites de Boris Vian, mais moi je vous garantis que, dans sa vie, la Chanson et son travail de directeur artistique ont bien eu cette place là ; vous pouvez le déplorer, mais c'est ainsi ».

Osons le dire : le monsieur qui parlait à Ursula ne voulait connaître que le Boris Vian célèbre ; il négligeait de s'interroger sur le sort que la Société avait, de son vivant, réservé à l'auteur de l'Écume des Jours. Et c'est pourtant une leçon bien édifiante que la célébrité même de Boris Vian nous permet aujourd'hui d'entendre. Peu après la disparition de Boris, François Billetdoux s'indignait (et qui pourrait lui donner tort ?) : « Toute sa vie, écrivait-il, il a été sollicité dans sa générosité créatrice, et il répondait toujours oui, et l'on pensait que ça ne lui coûtait pas, qu'il avait plaisir à être préoccupé dix-huit heures par jour… Je sais qu'il souffrait s'il ne se plaignait pas et qu'en France on parle beaucoup, beaucoup trop et surtout posthumement, des créateurs, mais qu'on ne les respecte pas, mais qu'on ne les honore pas, mais qu'on ignore qu'ils sont infiniment plus sensibles que n'importe qui… ». Non, la Société ne fit jamais de cadeau à Boris Vian qui, du reste, n'en attendait rien, et surtout pas la moindre générosité.

Que l'Écume des Jours dépasse les 500 000 exemplaires, qu'on étudie Boris Vian partout, cela paraît aujourd'hui tout naturel. On oublie que, durant sa vie, on l'a laissé s'épuiser en mille besognes que tant d'autres pouvaient faire quand il était seul à pouvoir écrire l'Arrache-Cœur ou l'Herbe Rouge, et tous les autres livres qu'il portait en lui et auxquels il renonça parce qu'il n'y a pas d'éditeurs pour publier des romans destinés à deux cents lecteurs et qu'on ne peut pas attendre la gloire à la porte du boucher et du boulanger.

La fortune posthume de Boris Vian, on l'explique : phénomène sociologique…, ce qui, bien sûr, n'explique rien. Les histoires de la littérature, les manuels scolaires, qui n'en soufflaient mot jusqu'à ces toutes dernières années, le désignent maintenant comme un des écrivains les plus riches et inventifs, à tout le moins « très représentatif », de l'après-guerre. Plusieurs de ces histoires ou manuels existaient au temps où Boris Vian publiait ses romans, et leurs auteurs n'avaient pas découvert cet écrivain si riche, inventif et représentatif. Et, à vrai dire, ils continueraient de l'ignorer si, en quelque cinq ou six années, tout un public, jeune et passionné, ce public que Boris attendait et qu'il n'eut pas la joie de rencontrer, ne s'était reconnu en lui et ne l'avait adopté avec une spontanéité qui, en effet, est un phénomène déroutant aux yeux des spécialistes du conditionnement puisqu'il bafoue les lois du commerce et de l'industrie et défie les prévisions des experts en consommation culturelle.

Il reste que Boris Vian dut un jour abandonner son œuvre romanesque, écrire de plus en plus de chansons et travailler successivement dans trois maisons de disques, pour enregistrer quelques unes de ses chansons et beaucoup, beaucoup de chansons des autres.

Prévenons toute méprise : Boris Vian a écrit des chansons aux heures les plus diverses de sa vie et, pour ainsi dire, tout au long de sa vie. Un ancien ministre, François Missoffe, camarade de Boris aux beaux jours des surprises-parties de Ville d'Avray, se souvient encore des premiers vers d'une chanson qui doit remonter à 1938 ou 1939, et nous avons pu retrouver les paroles d'un « blues » daté d'août 1944. Eût-il poursuivi sa carrière de romancier, Boris ne se serait certainement pas privé d'écrire des chansons, au gré d'une fantaisie à laquelle il entendait ne refuser aucun mode d'expression. Et d'ailleurs, on le voit composer deux « lieders » pour Irène Joachim (musique de Jack Dieval) en 1947, à l'époque où, encore ingénieur, il est déjà l'auteur fameux de J'irai cracher sur vos tombes sous le masque de Vernon Sullivan, et l'auteur méconnu de Vercoquin et le Plancton et de deux admirables romans publiés sous son nom : l'Écume des Jours et l'Automne à Pékin. Observons que Boris Vian — usant du seul langage entendu de ses détracteurs car « l'appât du gain » ne fut pas l'unique moteur des opérations Sullivan — déclarera cyniquement que J'irai cracher sur vos tombes et les autres « traductions de l'américain » permettaient de « bouffer », mais ne dira jamais rien de tel au sujet de ses propres chansons ni des chansons qu'il aimait (Trénet ou Brassens par exemple).

Boris Vian, auteur de chansons, ne s'est pas contenté de laisser venir à lui l'inspiration. Il a étudié l'histoire de la chanson, ses différents genres, ses techniques de création et de diffusion ; il a travaillé dans les studios, il a distingué des interprètes et les a dirigés ; mieux encore, il a voulu vivre le métier d'interprète, il est monté sur scène, il a affronté le public, à Paris et au cours de tournées mémorables, avec ses chansons à lui qui ne plaisaient pas à tout le monde. Et quand il a connu tout cela : comment s'écrivent les chansons (les bonnes et les mauvaises), quel est le rôle du parolier, du musicien, de l'accompagnateur, de l'éditeur, du critique, du producteur de radio ou de maison de disques, du chanteur ; quand il a possédé une vue complète de cet art et de ce métier (de tous ces métiers qui concourrent à faire une chanson), il a écrit En avant la Zizique… et par ici les gros sous, qui constitue assurément un réquisitoire impitoyable contre les auteurs et les marchands qui flattent les instincts vils de la clientèle, contre les plagiaires et ceux qui, à la radio ou à la télévision, s'arrogent le droit de censurer les œuvres dont ne s'accomodent pas leurs personnelles conceptions de l'Ordre ; ouvrage salubre et savant qui pourrait bien être aussi le Livre d'Or et le Code d'Honneur de la profession.

Jacques Canetti m'autorisera-t-il à dire, pour terminer, que si quelqu'un possède les qualités requises pour bâtir l'Intégrale de Boris Vian, c'est bien Jacques Canetti. Non que Boris et lui se soient accordés en tout et toujours, Jacques Canetti s'en est expliqué avec une parfaite franchise, mais le jazz les avait réunis dont Jacques Canetti fut l'un des pionniers en France dans les années 30 ; c'est lui qui ouvrit à Boris le métier du disque, lui encore qui le reçut aux Trois Baudets pour son tour de chant. Le jazz, une longue collaboration, puis une véritable émulation dans le domaine des variétés, et, chaque fois, une commune exigence de qualité, le goût de la découverte, du risque, voire de l'aventure, tout cela confère à Jacques Canetti bien des titres à servir l'œuvre de Boris Vian.

Le jazz, Boris le voyait à l'origine du renouvellement de la chanson, avec Charles Trénet qui, dès 1938, s'entourait des meilleurs musiciens du jazz français ; plus près de nous, il décelait son influence, moins flagrante, mais en profondeur, dans la manière de chanter de Georges Brassens ; il rappelait que Jacques Pills, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, quantité d'autres étaient nourris de jazz, et il concluait :

« Amusez-vous, si vous avez une culture jazzistique, à retrouver les marques du jazz sur la chanson moderne et ses interprètes ; c'est un jeu pacifique et divertissant… et attendez un peu la prochaine génération, vous allez voir… Cela ne fait que commencer ».

Ces lignes étaient écrites il y a douze ans. Là encore, Boris Vian se montrait bon prophète.
Noël ARNAUD (1964)


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